Si de cette ville, proche de Jaisalmer, il ne reste quasiment que des murs écroulés et rien d’autre, nous rencontrons son gardien. Ce vieil indien de 85 ans nous invite à boire le thé près de son feu et c’est un moment fort que nous ne sommes pas prêts d’oublier. Selon une version de la légende indienne, les habitants de Kuldhara devaient livrer au seigneur du coin, la très belle fille du chef du village. Celle-ci lui avait tapé dans l’œil et il la voulait. Menacés de sévères représailles s’ils ne s’exécutaient pas ; ils désertent la ville en une seule nuit et la maudissent. Ainsi, personne ne viendrait jamais plus s’y installer. Nul ne sait où ils allèrent, ni ce qu’ils devinrent. Depuis ce temps, la ville reste morte.
Il tombe des cordes lorsque nous arrivons et les quelques animaux encore dehors cherchent un refuge pour s’abriter. Nous faisons un peu rapidement le tour de cette cité fantôme. Il n’y finalement pas grand-chose à voir. La pluie qui tombe sans discontinuer n’invite pas à la balade sur ces routes complètement désertées et inondées.
A la rencontre de Sumar.
Au milieu de nulle part.
A la sortie de la cité, nous quittons le véhicule au pas de course pour aller à la rencontre de notre hôte. Nous entrons dans une pièce ouverte à tous vents, type salle de garde, avec dans un coin un tas de cendres et quelques morceaux de bois pour faire du feu. Nous prenons place sur une natte humide posée à même le sol. Juste à côté, accroupi devant le foyer, notre gardien nous accueille avec son regard bienveillant intense. C’est ici qu’il passe ses journées à garder une ville déserte où seuls quelques touristes curieux viennent se perdre. Le soir, il regagne tranquillement ses pénates dans un village proche.
La seule vraie attraction dans ce coin perdu, c’est lui, Sumar. Nous sommes d’entrée de jeu sous le charme de son regard profond qui nous enveloppe avec bonté. Son visage tout ridé rayonne d’une paix intérieure. Tout passe par ses yeux, ses gestes mesurés, son sourire et son accueil en toute simplicité. Dehors, la pluie crépite et ici, à l’intérieur, c’est la sérénité.
Pause thé.
Il a quelques difficultés à raviver le feu avec le bois humide et nous sommes un peu enfumés avant de voir apparaître quelques flammes. L’eau chauffe doucement dans un récipient en alu plus que culotté. Ici, l’urgence n’existe pas, nous ne sommes pas pressés et nous profitons simplement de l’instant présent. Notre gardien nous sert tranquillement le thé dans deux tasses et d’un air malicieux sort de sa poche un paquet en plastique. Il extrait une sorte de plaquette brune et en casse deux petits bouts, un pour chacun. Il faut le mettre dans la bouche pour le sucer. Alors, on s’exécute et on goûte. Il sourit en nous regardant faire et c’est à nous d’avoir les yeux en forme de point d’interrogation. Nous ne reconnaissons pas ce goût, qu’est-ce donc ?
Un goût spécial.
Il nous explique prendre ce médicament tous les jours pour rester en bonne santé et garder la forme. Attention, c’est « juste un petit morceau », pas plus. Cette mélasse à l’opium a, selon lui, des vertus thérapeutiques bénéfiques pour pallier les désagréments dus à l’âge. Il est ravi de nous avoir en quelque sorte bernés. Pour nous c’est une expérience, mais en réalité, nous ne sentons rien de particulier. Qu’importe, nous sommes contents de voir ses yeux pétillants et son large sourire, reflets de sa bonne plaisanterie. Quel farceur !
Notre thé terminé, il sort alors des instruments bien emmitouflés et protégés dans un tissu.
Intermède musical.
Ce musicien a un talent prodigieux ; il joue de deux flûtes en même temps avec une agilité des doigts surprenante. C’est la première fois que nous voyons cette façon de faire qui demande une grande dextérité. Nous sommes comme envoûtés par ces douces mélodies indiennes où les notes transpirent de sensibilité. Émouvantes, elles nous transportent dans un univers musical que nous ne connaissons pas. Après quelques morceaux, il donne les instruments à son fils venu nous rejoindre avec des amis. Celui-ci prend le relais de son père et enchaîne, avec le même talent, des airs qui nous bercent doucement.
Nous sommes bien dans ce coin perdu avec ces personnes que nous ne connaissons pas. Le thé (et sans doute la mélasse à l’opium) nous réchauffe le corps et la musique, l’âme. C’est un moment rare et nous retenons le temps au maximum pour ne pas en perdre une seule miette. Malheureusement, nous devons poursuivre notre route à la découverte du Rajasthan. Il est temps de quitter cette bulle hors du temps.
Le vieil homme sort avec nous et reste sous la pluie battante en répondant à nos signes d’adieu jusqu’à ce qu’il ne puisse plus nous voir.