Suspendus aux lèvres de notre vieux guide, nous l’avons suivi dans tout le cimetière, déambulant entre les anecdotes, les rires et les souvenirs des histoires qu’il nous contait. Car c’est aussi la vie du quartier qu’il nous a fait découvrir à travers l’ancienne carrière de Fontanelle. Et parmi tous ces récits, il y a quelque chose qui nous a captivé davantage encore, par sa magie, ses croyances. Quelque chose qui fait l’Histoire de Naples, et en particulier de ce lieu-ci.
Le culte des âmes abandonnées, les âmes du Purgatoire.
Un rapide lexique s’impose: on parle de crâne, appelé capuzzella, auquel correspond une âme abandonnée, appelée pezzentella. C’est pourquoi vous verrez souvent la dénomination de pezzentelle s’agissant de ce culte si particulier, qui n’avait d’ailleurs pas seulement lieu à Fontanelle, mais également à Santa Maria delle Anime del Purgatorio ad Arco, via Tribunali, reconnaissable entre toutes avec ses crânes polis à son entrée, et dans d’autres endroits encore dans la ville.
Mais alors, ce culte, qu’était-ce donc?
Sans digne sépulture, sans nom, sans les derniers sacrements, tous les morts rassemblés là voyaient leur âme condamnée à errer au Purgatoire, ne pouvant pas rejoindre le Paradis. Un culte païen s’est alors développé avec les calamités qui ont frappé Naples dès le XVIIème, le culte des âmes pezzentelle. On voyait dans les ossuaires un pont avec l’au-delà, un moyen de communication entre le monde des morts, et celui des vivants.
« L’adoration des crânes est la manifestation la plus suggestive du culte des âmes du Purgatoire. Pratiquée exclusivement par des femmes, chacune commençait par choisir avec soin et nettoyer l’un des innombrables crânes abandonnés dans l’une des sépultures collectives de Naples (on est même allé jusqu’à parler d’adoption). L’âme attachée au crâne, demeurant au Purgatoire, devait alors donner en retour un signe à sa masta (sa « maîtresse »), en lui apparaissant en rêve.
Le pacte pouvait alors être scellé, sur des bases simples : la masta adoptait le crâne, le choyait, lui faisait des offrandes et surtout priait pour la paix de son âme ; le crâne, dont l’âme pouvait alors s’élever jusqu’au Paradis, payait sa dette en intercédant en faveur de sa maîtresse, lui prodiguant des conseils avisés et faisant réaliser bien entendu quelque miracle bien choisi – entre guérison, fertilité, ou prédiction du tirage du loto…«
Cette pratique mena à la fermeture du cimetière en 1969, considérée par l’Église catholique comme de l’idolâtrie païenne. Il aura fallu attendre 2010 pour que la municipalité rouvre le lieu au public. Tant mieux, nous n’aurions pas voulu passer à côté du célèbre capuzzella, celui du Capitaine.
Les légendes du Capitaine.
Au fil du temps les histoires se sont entremêlées, comme les sources, les fantasmes. Une légende écrite au pluriel, dont on vous rappelle ici les deux principales, celles qu’on entend, à peu de choses près, presque partout, et qui fondent la renommée du Capitaine bien au-delà des Fontanelle puisque sans le savoir, vous en connaissez déjà l’essence.
L’œil au beurre noir.
La légende la plus célèbre est probablement celle des deux jeunes mariés. On découvre l’histoire d’une jeune femme qui, très dévouée, allait prier le crâne du Capitaine délaissant quelque peu son fiancé. Celui-ci, curieux et peut-être jaloux de la voir chaque matin courir vers l’ossuaire pour polir le crâne d’un mort qui l’attirait plus que lui-même, décida de l’accompagner. En arrivant sur les lieux, le jeune homme glissa un bâton dans l’orbite du crâne ((d’où la cause de l’œil au beurre noir de la capuzzella) et s’en moqua, puis l’invita à son mariage. Le jour j, un inconnu est arrivé parmi les invités vêtu de l’uniforme d’un soldat espagnol. S’approchant du marié, le mystérieux invité ouvrit sa veste et montra son corps qui n’était pas fait de chair, mais d’os. Découvrant cela, le couple mourut instantanément.
On raconte que les ossements des deux jeunes mariés sont encore aujourd’hui conservés dans la première salle du cimetière de Fontanelle, sous la statue de Gaetano Barbati.
Le Festin de Pierre.
Dans la version de Roberto De Simone, le protagoniste est un coureur de jupons patenté à la réputation sulfureuse. Blasphémateur, il serait allé au cimetière s’encanailler, et faire l’amour avec une demoiselle qui n’avait décidément pas froid aux yeux. Soudain, une voix se fit entendre comme sortie de nulle part, sinon des tréfonds d’un cercueil ou d’un tas d’os. Cette voix, celle du Capitaine, leur ordonna de cesser pareil outrage dans un lieu où luxure se vit profanation, et meurt d’une oraison vengeresse. Moquant l’interruption sans sourciller du gland, c’est le vit fier que le jeune impudent lança, provocant, le duel. » Ô Capitaine, viens me défier le jour de mon mariage, mais si tu l’oses seulement, tu seras mon invité, ma victime, ou mon bourreau, le destin décidera! » Car une vie de libertinage n’est pas toujours le plus à propos lorsqu’on se veut passer la bague au doigt. Et c’est d’un rire bien sarcastique qu’il retourna besogner.
Oubliant sa funeste provocation, le jeune homme s’éprit d’une demoiselle qui accepta sa main, bien des années plus tard. Le jour du mariage, parmi les invités, tout le monde remarqua la présence d’une figure inquiétante et silencieuse, un homme mystérieux tout de noir vêtu. Venu remettre un cadeau aux jeunes mariés en personne, c’est d’une poignée de main mortelle que la lumière fut faite sur son identité. Le Capitaine les foudroya, brûlant vifs les deux époux.
Aniello Napolano nous rappelle que « cette légende a un fil rouge qui la relie à d’autres mythes européens comme le fameux « Don Juan ou le festin de pierre » de Molière, représenté en 1665 et l’opéra signé par Mozart en 1787, et est l’un des nombreux exemples de contamination culturelle Napolitaine. »
Offrandes
Plutôt que de nous parler de ces deux histoires, notre guide nous en a livré une inédite. Savant mélange de ce qu’on peut lire ou entendre, elle fait désormais partie de nous, elle nous appartient, c’est notre souvenir et peut-être l’offrande de ce vieil italien devant le crâne du Capitaine. Un crâne qui est peut-être le mieux entretenu du cimetière, et assurément le plus recouvert d’offrandes, justement.
Des cartes pour arrêter le jeu, un ticket à gratter, un autre de loto pour remporter le gros lot, un verre de whisky pour arrêter la boisson et quelques pièces pour une meilleure fortune… tout pour recueillir les bonnes grâces du capitaine jusqu’à un test de grossesse et peut-être avoir le ventre plus fécond…
Alors on n’a pas pu s’en empêcher.
Après avoir écouté avec passion, et pas toujours tout compris, nous y sommes retournés. Lorsque notre guide improvisé s’en est allé, on était là, à se regarder, devant tout un enchevêtrement de choses dont la signification nous est restée par moment incompris. D’autres étaient l’évidence et puis certaine un jeu, bientôt maudit.
« Moi, j’y crois » m’a-t-elle dit.
« C’est vrai? Tu y crois? »
Et pendant qu’elle me disait « Oui, pas toi? » je déposais une cigarette, « Pour la Capitaine! »
Elle a fait pareil et aujourd’hui ni elle, ni moi, ne fumons plus.
Merci à toi, ô Capitaine!
Sous la statue, les squelettes d’un couple réuni pour l’éternité.
Vous avez manqué le premier épisode? Lisez: Il cimitero delle Fontanelle, une carrière devenue ossuaire (Fontanelle 1/2).
Source et pour aller plus loin: Bella Napoli.
Crédits photo: (1) Antonio Manfredonio; (2) Fabrizio Reale; (3) Antonella Autorino.