Rentrés un peu en catastrophe du site historique de la vieille ville de Sukhothai, on sait qu’une chambre bien douillette nous attend à Chiang Mai, à 300km de là. Problème, s’y rendre puisqu’on n’a booké aucun bus. À la gare routière de la ville moderne nous apprenons que le suivant part à 18h, met 5h30 pour arriver on ne sait pas trop où. Second problème, le check-in est à 22h30 max, on n’y sera jamais.
Il est 16h, au Terminal s’installe l’indécision. Qu’est-ce qu’on fait? Tu la sens venir la galère?
Hop on rentre à l’hôtel. On demande à la réception si quelqu’un dans l’équipe connaît un taxi dispo. Le patron contacte son pote, nous rappelle que le 2 janvier c’est férié et sourit lorsqu’à cette information mon visage se décompose. Le pote pas dispo. La patronne appelle son beau-frère. Jour férié, bourré.
On décide de retourner au Terminal en nous adressant directement aux agents du bureau Tourist Assistance. On explique le merdier, ils nous emmènent un peu partout pour trouver deux places quelque part pour Chiang Mai, et ils passent plusieurs coups de fil. À leur tête et à la façon dont ils discutent, pas besoin de parler Thaï pour comprendre qu’on est partis pour se faire carotte. Tous les bus sont complets, aucune place dans aucune compagnie. Prochain créneau: 6h30 le lendemain.
Faut réagir. On demande si partir en taxi est quelque chose d’envisageable et de possible, mais pour eux c’est insensé, ça coûte trop d’argent, il vaut mieux perdre une nuit d’hôtel là-bas, en reprendre une ici, et choper le bus le lendemain. D’ailleurs, pendant qu’on discute avec l’un, l’autre nous prend en photo et fait des selfies. Je crois que depuis ce jour nous sommes devenus des légendes au Sukhothaï Bus Terminal. Si vous y allez, demandez qu’on vous raconte l’histoire des deux couillons paumés un jour férié. Les deux qu’on voit dans le cadre, là, en bonne place sur le mur du bureau.
Bref, les gars sentent qu’ils vivent un truc. Ils sont à fond pour voir si on est prêt à aller jusqu’au bout. Déjà le bruit court dans la gare qu’un couple d’européens veut se rendre à Chaing Mai en taxi. Quand les gens nous croisent il y a des murmures, « Je crois que ce sont eux… » comme s’ils avaient affaire à des extra-terrestres. Sauf que justement mon indécise est indécise. « On est des putains de bourgeois! On est des putains d’américains avec nos putains de dollars si on part en taxi! Je sais pas si c’est bien de le faire, j’le sens pas! » J’interromps l’indécise un peu grossière: « Si on reste, on fera rien ce soir, et on perd une demi-journée demain, donc on y va! » On fait mine que c’est ok, ils hallucinent, mais tout de suite proposent d’appeler notre hôtel à Chiang Mai pour négocier qu’on arrive plus tard. Check. Ils s’assurent que pour n’importe quel bus, c’est mort. Check. Ils nous disent « bougez pas », et vont chercher une p’tite grand-mère, la mère maquerelle du Terminal. Devant nous elle passe un coup de fil, raccroche.
« Taxi 10 minutes, 5.000 THB. » Eva me regarde, comme si elle se sentait coupable, mais l’indécise ne peut plus l’être, « ça part en n’imp’, profite un peu quoi! ». Je réponds « Ok » à Mère maquerelle.
On la suit 200 mètres en sachant qu’on va fumer tout notre cash. Là, on attend. Un tuk-tuk nous vire plus loin parce que des touristes avec leurs sacs et qui attendent comme deux clampins, c’est contre-productif pour son business. Mère maquerelle nous rappelle le timing, 10 minutes. On attend. Les 10 minutes se changent en 20 l’ivresse en moins. Plus le temps passe, plus le doute s’installe chez mon indécise qui l’est redevenue. « Tu crois qu’il va venir? » 30 minutes. « On fait quoi s’il ne vient pas? » 40 minutes. « Faisons le point, on a un hôtel à 300km, on a réservé en début d’aprem, il a fait très chaud quand même, Chiang Mai est à 4h30, mais merde qu’est-ce qu’il fout? Je vais acheter une bouteille d’eau! » Ce n’est pas toujours cohérent, mais je sais qu’elle tient le coup.
Autour de nous ça se gausse. « Hey regardez, ce sont les fous prêts à payer 5.000 THB. » Lorsqu’une vieille charrette passe, ils sont trois à nous la désigner du doigt en disant « Chiang Mai! Taxi! Chiang Mai! » Les salauds, j’aurai pas fait mieux. Ça fait désormais peut-être 6 fois que Mère maquerelle a décroché son téléphone en nous disant de ne pas nous inquiéter. 50 minutes. « Pfff… ouais, mais là… » Une heure.
Notre chauffeur arrive enfin dans une berline blanche dont on aurait pas cru que c’était en réalité un bolide, mais de type WRC. Le mec a bombardé comme Sébastien Loeb dans une spéciale du Tour de Corse. Fallait s’accrocher et quelque fois fermer les yeux. Imagine un trafic dense sur des nationales parfois, des départementales souvent, avec des virages en veux-tu en voilà, et des dépassements à la thaïlandaise. A Lyon, on aurait dit des dépassements à la zob. 120 km/h, deux camions sans visibilité, faut être sûr de soi. Pendant ce temps-là mon indécise dort, ou fait semblant, et moi j’ai trop froid pour avoir peur.
Attention, le gars pilotait comme un as, mais c’est à croire qu’au-dessus d’une certaine température il perdait ses facultés. -12° dans l’habitacle, une clim à fond pour un froid polaire. Short, tee-shirt, tongs, je suis pas bien. Mon corps a oublié qu’il a vécu au Canada. Je sens le souffle glacial sur mes doigts de pieds et de la buée se forme lorsque j’appelle ma moitié. « Hey, Eva »… Pas de réaction, pas de son, la brume emporte mes mots et la chaleur de ma voix. « Oh bordel! Mais t’as pas froid? »
J’avoue sur le coup j’ai été un peu sec.
Elle ouvre un œil, puis deux, balbutie quelque chose dans une langue qu’est pas la mienne. Ni la sienne d’ailleurs, a priori. Puis tend son doigt vers le bouton de la clim: « It’s cold, too cold ». Notre chauffeur tourne un peu la tête, désigne le bouton, fait « Oh, ok! » et coupe la clim. Instantanément mon organisme sort de sa torpeur, j’arrive à bouger un orteil, je revis.
De Dieu si j’avais su que c’était si facile.
Parce que, j’en ai pas encore parlé, mais le mec ne causait pas un mot d’anglais. Du coup, on communiquait avec les mains, les sons, les hochements ou dodelinements de tête et les sourires, la base dans cette partie du monde. Oui, mais voilà, 20 minutes plus tard de la condensation sur toutes les vitres disponibles, balayant le fantôme d’un majeur qui me sourit, clic! Un bouton enfoncé suivi du ronronnement à la fraîcheur trop prononcée. À ma droite, une voix presque péremptoire: « Si jamais tu dis winter is coming, JP… »
J’en suis resté là, à grelotter.
Après 4h de route nous arrivons à Chiang Mai, devant notre Guesthouse, et sous le ciel incroyable de la pleine lune… 5.000 THB en moins, un rhume de tous les diables en plus.
Crédits photo: Vivre en Thaïlande.
N.B pour relativiser un peu: 5.000 THB représentent entre 120 et 150€. C’est une somme en Thaïlande surtout au Nord, certes, mais à 2 finalement ça reste « raisonnable » puisqu’un peu plus cher en réalité qu’un forfait classique tel qu’on peut en trouver. Par exemple, un Bangkok – Ayutthaya se négocie entre 1.000 et 1.200 THB (80km). Nous avons parcouru 300km en taxi un jour férié, on se dit après coup qu’on aurait pu se faire saigner davantage.
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